Andréa Le Guellec et Paul-Émile Bertonèche, mai 2020.

 

 

En février 2021, nous avons chaleureusement été accueilli·e·s par le Château Éphémère pour y développer le projet collaboratif Ma Peau que Tu Habites. Celui-ci est né de l’analogie que nous nous permettons de faire entre les sillons de nos empreintes digitales et ceux d’un vinyle. Le projet s’est cristallisé ensuite autour des coïncidences de nos préoccupations et de nos pratiques artistiques respectives, soit notre intérêt pour les musiques électroniques et expérimentales, et notre aversion pour le contrôle et la mesure systématisé·e·s. Ainsi, Ma Peau que Tu Habites consiste aujourd’hui essentiellement en la sonification d’empreintes digitales et la production d’une pièce sonore diffusée sur vinyle, puis à l’avenir, en une installation immersive et interactive mobilisant des scanners d’empreintes digitales hackés, de manière à ce qu’ils puissent rendre instantanément sonores les empreintes de leurs utilisateur·trice·s.

 

Pendant notre résidence au Château Éphémère, nous avons pu mettre en commun nos prospections littéraires, scientifiques et politiques axées sur les surveillances du corps. Cette thématique de recherche nous semblait d’autant plus urgente et critique que le contexte sanitaire précipitait – plus loin encore – les dérives politiques et sociales. 

 

Curieuse situation que de travailler sur les empreintes digitales dans un contexte où toucher devient dangereux. Et pour cause : une pandémie liberticide, que Charlotte Epstein, professeure de théorie politique, explique par l’accélération et la normalisation des surveillances du corps. Dans une tribune parue le 14 février 2021 dans Le Monde, elle analyse effectivement la prise inédite de contrôle par l’État sur les diagnostics corporels : « jamais nous n’en avons su autant sur les anticorps ou les mécanismes de transmission virale ; le corps est devenu une obsession nationale et internationale.»[1] Ce corps, que l’on aurait voulu voir s’effacer, nous rattrape, et jamais on y a prêté autant d’attention : température mesurée, toux écoutée, et peau mise en quarantaine permanente dans sa couche de gel alcoolisé ; jamais l’on a tant analysé les expressions faciales, la couleur des cheveux, le mouvement des yeux, jusqu’à la démarche de certain·e·s employé·e·s.[2] Ainsi, c’est une unique conception du corps qui semble prédominer dans les milieux médiatiques et politiques actuels : celle d’un corps toujours au bord de la maladie, un corps qui fout le camp loin de l’esprit, à remplacer, à toujours mettre à jour. 

 

Il faut néanmoins s’autoriser à reconsidérer toutes les ambiguïtés du référent « corps ». David Le Breton, dans La Sociologie du Corps, écrit : « Le corps semble aller de soi, mais rien finalement n’est plus insaisissable. Le corps est socialement construit, tant dans ses mises en jeu sur la scène collective que dans les théories qui en expliquent le fonctionnement ou les relations qu’il entretient avec l’homme qu’il incarne. […] Le corps est une fausse évidence, il n’est pas une donnée sans équivoque, mais l’effet d’une élaboration sociale et culturelle. »[3]

 

Le corps se fait alors introduction privilégiée pour lire et comprendre les enjeux socio-culturels du groupe par lequel il est élaboré. La pandémie a créé un corps confiné, divisé entre les sphères physiques et virtuelles. Un corps digital, déjà post-humain, privé de la moitié de ses sens. Plus d’odorat, plus de toucher par écrans interposés. Le vivant devient somme d’informations en interaction et l’espace est réduit par le temps. Maintenant que le corps est devenu fragile, obsolète, il peut-être amplifié voire remplacé par sa version numérique, qui elle, se veut ubiquitaire et impérissable.[4]

 

Gestes barrières et distanciation sociale ne favorisent globalement que les travers évidemment individualistes de notre société. Néanmoins, il semblerait aussi que le corps n’ait jamais été aussi conformiste et conformisé. L’humain·e n’est vivant·e que parce qu’iel appartient à un groupe. Iel n’existe finalement que dans une relation à un·e autre que soi. C’est par ailleurs, nous rappelle Edgar Morin dans l’Homme et la Mort, de cette manière qu’il s’individualise et éloigne donc la menace de sa fin.[5] Néanmoins, il existe aussi une peur de voir l’ego se diluer dans le groupe, au point de la disparition, et donc cette pression à constituer, seul·e, une discontinuité dans le tissu social et généalogique. De fait, l’humain·e qui refuse la perméabilité, l’hybridation potentielle, détruit l’idée d’un collectif universel par des choses aussi superficielles que la haine ou l’apparence.

 

Cet isolement de l’individu·e s’est donc trouvé tout à fait exacerbé par les mesures sanitaires imposées relativement au contexte de pandémie. Dans une tribune du 26 mars 2020, Paul B. Preciado écrivait : « When I went to my bed, the world was close, collective, viscous, and dirty. When I got out of bed, it had become distant, individual, dry, and hygienic. » (« Quand je me suis mis au lit, le monde était serré, collectif, visqueux et sale. Quand j’en suis sorti, il était devenu espacé, individuel, sec et hygiénique »).[6] Que faire alors quand la chair de l’Autre est ainsi placé·e hors de portée, isolé·e derrière un écran ? Que faire quand est annoncée, à grand renforts d’appareils policiers, la crise du toucher ? Que faire, en ce qui nous concerne, en tant qu’artistes ? 

 

Nous nous rappelons de Gilles Deleuze qui entendait l’œuvre d’art comme une contre-information. De notre côté, nous avons conçu Ma Peau que Tu Habites comme un décalage d’usage des informations biométriques, des nôtres qui plus est. Nous refusons l’omniscience du technopouvoir en lui rendant illisibles, parce que traduites dans un langage qui ne saurait encore saisir, nos empreintes digitales. 

 

Dans la conférence Qu’est-ce que l’acte de création ? du 17 Mars 1987, Deleuze suggère une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore.[7] Un peuple résistant, pour qui hacker collectivement les outils d’assignation du corps deviendrait litanie ordinaire. Plutôt que d’enterrer déjà la force collective, apparemment assassinée par la digitalisation des rites sociaux, nous soutenons qu’il faut réaffirmer le corps politique par le biais d’une poésie, d’une poétique d’infiltration dans le rhizome technocratique. Nous réfléchissons notre projet afin qu’il reste en perpétuelle évolution sous l’impulsion d’acteur·trice·s varié·e·s. Et ensemble, nous accoucherons de ce·tte nouvel·le être immatériel·le parce que sonore, de cette chimère qui n’a que faire des frontières de la peau, qui partage avec nous les qualités de nos corps, c’est-à-dire qu’iel est vivant·e, altérable et mourant·e.

 

 

Sources :

 

[1] Charlotte Epstein : « Avec cette pandémie, la surveillance du et par le corps a été accélérée et normalisée », le 14 janvier 2021,https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/14/charlotte-epstein-notre-securite-est-devenue-corporelle-avant-tout_6066192_3232.html

[2] Tous surveillés : 7 milliards de suspects, Sylvain Louvet, Documentaire, 2020

[3] David Le Breton. La sociologie du corps. Paris, P.U.F., Que sais-je ?, 1995

[4] Maxime Coulombe, Imaginer le posthumain. Sociologie de l’art et archéologie d’un vertige, Québec, Presses de l’Université Laval, 2009

[5] Edgar Morin, L’homme et la Mort, Seuil, 1976

[6] The Losers Conspiracy, March 26, 2020 • Paul B. Preciado on life after COVID-19, ArtForum https://www.artforum.com/slant/paul-b-preciado-on-life-after-covid-19-82586?fbclid=IwAR0I0ZY3XxvjRHZFuxL9XHH14AE7FIWeOVdiRs68PsyNto0x7LkKDq6O2s8

[7] Gilles Deleuze, Qu’est-ce que l’acte de création ? Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis – 17/05/1987