VARIÉRAS, décembre 2020.

 

 

Le soir tombe sur le parc du château. À travers la fenêtre en demi-lune de ma chambre, je vois la trame de fond rougir et laisser ressortir la silhouette des arbres. La lumière baisse plus vite dans mon petit logement à l’entresol que dehors. Je n’allume pas la lumière. Je ne regarde pas mon téléphone. Je reste un instant à imaginer la vie sans électricité, et comment alors le soir tomberait, tel qu’il est tombé pendant des millions d’années. Sans notre espèce de lucioles humaines, sans notre termitière nucléaire.

 

Nous sommes à un âge d’abondance. En France, l’énergie qu’on puise aux prises est comme l’eau du robinet. On a peine à penser que, dans un futur plus ou moins proche, le courant électrique pourrait devenir une ressource quantifiée. Un ami roumain m’a raconté qu’à Bucarest, pendant plusieurs années sous le gouvernement de Ceausescu, la construction du titanesque Palais du Peuple avait mobilisé tellement de ressources que l’électricité n’était redirigée vers les foyers que pendant quelques heures par jour au mieux, avec une puissance limitée. En contemplant les dernières lueurs du crépuscule depuis mon lit plongé dans les ténèbres, j’essaie de me figurer comment maintenir mes habitudes de travail dans ces conditions, mais je n’y arrive pas. L’électricité à profusion est devenue une condition suspensive de ma musique. Pour sa production, ça va sans dire, mais aussi pour son stockage sur les serveurs des plateformes de streaming, pour recharger des batteries des téléphones et ordinateurs qui permettent de la lire, pour les réseaux sociaux qui en font la promotion.

 

En fait, la survie de mon travail dans un futur désélectrifié est l’un de mes questionnements récurrents. Non pas au regard d’une éventuelle postérité ; il me semble que je pourrai voir arriver les bouleversements de mon vivant. Cette crainte n’est pas sans incidence sur mon projet de résidence au Château.

 

Nous aurions tort de considérer la mégalomanie de Ceausescu, si risible qu’elle puisse paraître a posteriori, comme exceptionnelle. En étant pessimiste, on pourrait supposer que, l’énergie devenant rare, il n’appartienne plus vraiment à celles et ceux qui la consomment de décider de son utilisation. Les priorités de celles et ceux qui en contrôlent l’approvisionnement et la production, en revanche, ont de bonnes chances d’apparaître – avec la bonne campagne de communication – comme celles de la communauté.

 

Dans une vision plus optimiste (et sans doute plus raisonnée), on peut imaginer une organisation collective axée davantage sur des besoins quotidiens que sur l’érection d’un bâtiment babélien. On peut se demander, alors, quelle place laisserait à la musique amplifiée un monde ou faire fonctionner un réfrigérateur en continu entraînerait un rationnement de l’eau chaude. Sans aller jusque-là, comment évoluerait la part d’électronique dans la musique si le prix du kilowatt doublait ? Triplait ? Décuplait ?

 

Il fait noir maintenant, hormis les réverbères de la terrasse du restaurant. Je vois les deux associés s’affairer à la nettoyer. Ce sera un endroit superbe en été. J’espère seulement que l’épidémie de Covid sera finie. J’allume quand même la lumière au bout d’un moment, ne serait-ce que pour ne pas cuire mes pâtes à l’aveugle. Dès que le plafonnier illumine la pièce, je remarque mon synthétiseur, posé sur le canapé, comme un rappel que je suis d’abord ici pour réfléchir à la musique.

 

Je ne sais plus ce qui est venu en premier. Je pense avoir eu d’abord une vision : celle d’une scène de concert épurée, au centre de laquelle se dresse une table et, sur cette table, un unique synthétiseur. Il me semble que je suis d’abord tombé amoureux de cette vision. L’idée qu’elle convoyait me charmait : elle renvoyait à l’image de l’instrumentiste soliste, en prise directe avec son instrument. Je crois que mon passé de pianiste réclamait mon retour à cette relation. Ne plus être un humain entouré de machines ; donner à voir une machine entourée de l’attention d’un humain. Une symbiose.

 

Pour parvenir à ce niveau de minimalisme, il faut s’astreindre à une rigueur d’écriture qui mobiliserait mes connaissances en contrepoint. Cette idée aussi me séduisait ; le contrepoint, la façon de superposer les lignes mélodiques pour qu’elles s’épousent mutuellement, est une gymnastique mentale qui me plaît. C’est comme un jeu de construction. Les Légos de la musique. Et avec une seule source sonore, il allait falloir explorer les possibilités d’une machine à fond, la pousser dans ses retranchements. Ce “faire-plus-avec-moins” allait devenir la devise de mon projet : Économie de moyens.

 

Afin d’exacerber cette contrainte esthétique, mon choix s’est porté sur une famille précise d’instruments électroniques : les synthétiseurs analogiques monodiques.

 

Petites définitions personnelles : un synthétiseur est un appareil électronique permettant, grâce à au moins un générateur de son électrique (appelé oscillateur) et des outils pour transformer ce son (le plus souvent un ou plusieurs filtres) de produire toute une gamme de timbres sonores, allant de l’imitation d’instruments acoustiques à des sonorités qui lui sont propres. Il est analogique quand les composants de son circuit ne comportent pas de microprocesseurs fixant des paliers et des seuils prédéfinis à la production du son, ce qui a la réputation de caractériser davantage celui-ci, de le rendre plus “organique”. Enfin, il est monodique lorsqu’il ne peut produire qu’une seule note à la fois, à la manière d’une flûte ou de la voix humaine. Le terme “monodique” s’oppose alors à “polyphonique”, et se distingue de “monophonique” qui est le contraire de “stéréophonique”.

 

Le répertoire ancien fourmille d’exemples à suivre. Je me rappelle une partita pour flûte seule de Jean-Sébastien Bach (en La mineur, BWV 1013), où l’on entend distinctement, au fil des quatre mouvements, deux voix en contrepoint : la basse et la mélodie. Celles-ci ne sont pas séparées, elles font partie du même continuum, et le compositeur les mêle d’une telle manière que l’on comprend instinctivement le contexte harmonique, comme si un piano jouait en arrière-plan les accords qui ne sont que suggérés par le soliste. Voilà la technique qu’il me fallait employer, à mon échelle. En jouant habilement sur la succession des notes dans les différentes octaves, on peut donner l’illusion de notes qui se superposent (surtout s’il y a de la réverbération) et suggérer beaucoup plus que ce qu’on joue.

 

Afin de pouvoir manipuler les contrôles et changer le timbre, il me fallait aussi l’aide d’un séquenceur : une machine capable de faire jouer une partition à un instrument de musique électronique, un peu comme les feuilles perforées d’un piano mécanique. Mais je voulais aussi pouvoir jouer au moins une partie de la pièce moi-même sur le clavier. A partir de là, j’étais prêt. Développer ma vision initiale m’avait donné un protocole d’expérimentation, des critères pour faire mes choix.

 

Chaque soir depuis mon arrivée ici, je mets à jour un journal qui détaille ce que j’explique ici, notamment comment j’ai fait ces choix, celui de l’instrument et celui du séquenceur. Dans les critères de sélection, figure évidemment la consommation en énergie des deux machines. Je pensais pouvoir déjà faire des économies d’énergie significatives à cette étape. Ça s’est révélé faux ; une recherche rapide dans les modes d’emplois (ou, à défaut, en discutant avec les entreprises constructrices) a mis en évidence le fait que la plupart des synthétiseurs modernes ne consomment pas plus de 15 watts. Soit la puissance d’une grosse ampoule à LED. Pareil pour le séquenceur.

 

Partant de là, j’ai espéré pouvoir faire mon concert en employant comme unique source d’énergie une éolienne artisanale et une batterie sommaire. Mais une fois encore, je me trompais ; une part importante du dispositif scénique échappait à ce raisonnement : la sonorisation. Un seul amplificateur, relié à deux enceintes, relevait la facture à plusieurs centaines de watts. Il m’a fallu trouver un nouvel objectif plus réaliste, et j’ai repensé au réfrigérateur… Toutes les salles de concert ont un bar, et ces bars ont des frigos. Si l’on en éteint un seul, on peut alors économiser autant d’énergie à rebasculer sur la sono. Pareil pour les lumières. Combien économise-t-on en remettant l’accent sur la musique elle-même ? Il est également possible d’imaginer de nouveaux designs pour les enceintes, de nouveaux matériaux, de nouveaux circuits.

 

C’est au milieu de ces réflexions que le second confinement de l’année 2020 a été décrété. Comme réveillé d’un rêve, toutes mes spéculations sur la tenue d’un concert au terme de ma résidence ont immédiatement perdu toute réalité. Et l’hiver approchant, je savais que ces espoirs étaient enterrés pour des mois. Il a fallu se résigner à réorienter le projet de live vers un enregistrement, pour l’instant, en attendant que l’orage passe.

 

Je vais aller me coucher. Demain matin, s’il ne pleut pas, j’irai faire ma balade quotidienne au grand parc au bout de la rue, avec mon masque et une attestation. Puis j’irai dans mon studio pour essayer d’avancer. J’arrive au milieu de l’écriture d’une transition entre deux parties. Je ne suis pas satisfait. C’est soit trop long, soit trop court.

 

En conclusion, je reviendrai sur le rapport mis en évidence dans ce texte entre le questionnement énergétique, sur la pérennité de nos habitudes de consommation, et les choix esthétiques délimitant un projet musical. Ce que je comprends maintenant, c’est que les deux sont liés. Plus probablement que son arrêt total, une raréfaction de l’électricité amènerait un changement d’échelle de la musique amplifiée. Il faudra réduire la puissance des sonorisations, ce qui aura un impact sur la taille des salles ; donc sur le modèle économique en vigueur dans la profession. Ce chemin peut également être parcouru à l’envers ; à savoir que nos choix artistiques ont un effet d’entraînement sur les moyens mis en œuvre pour représenter notre musique. Il nous appartient de faire survivre la musique que l’on aime aux défis écologiques du XXIe siècle.